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Ah, voilà la rentrée qui se profile dangereusement ! A l'impatience de retrouver les élèves - repris de justice inclus, c'est assez dire - succédera bientôt l'abattement généré par le travail de forçat auquel est astreint tout enseignant consciencieux, sinon zélé. Je vois quelques esprits taquins et prompts à la pinaille qui sourient-jaune en lisant ces lignes, songeant qu'un fonctionnaire n'a sans doute de la notion de "travail" qu'une idée amoindrie, quand encore il en a une ! A ceux-là, je rétorque : prenez donc la place d'un enseignant sérieux et appliqué (les deux épithètes font toute la différence, notez-le bien) pendant une semaine, dans un collège de banlieue chaude notamment, et sans doute conviendrez-vous alors que les insinuations ironiques et blessantes dont les profs font l'objet n'ont d'autres fondements que ceux, que je botterais volontiers, des imbéciles qui les colportent - et j'eusse aussi bien pu écrire "cloportes" en l'occurrence. Na.

Le roman noir était alors à la mode en Angleterre et Austen s'amuse en faisant jouer, sans nuance, aux chapitres XXI et sq. de son roman, les grosses ficelles du genre et en calquant le caractère de Catherine sur celui d'Emily St Aubert, l'héroïne de The mysteries of Udolpho, roman gothique fort en vogue à la fin du XVIIIème siècle. Dans ce best-seller, Ann Radcliffe prenait plaisir à déclencher le mécanisme de l'effroi chez son héroïne, une jeune orpheline, séquestrée par le ténébreux Montoni dans son terrifiant château. Jane Austen affiche presque sans fard son intention parodique, mais le lecteur n'est toutefois pas dupe du procédé et peut savourer en conséquence le plaisir d'une lecture, malgré tout, "à double fond".
Consciente de s'être laissée empoisonner par ses lectures, Catherine en vient à faire les réflexions suivantes, avec une naïve lucidité :
Aussi charmantes que fussent les oeuvres de Mrs. Radcliffe, aussi charmantes même que fussent les oeuvres de ses imitateurs, on n'y trouvait peut-être pas cette peinture fidèle de la nature humaine que l'on pouvait attendre. Ce que l'on y disait ne correspondait en tout cas pas aux habitants des comtés du centre de l'Angleterre. Peut-être ces romans décrivaient-ils fidèlement les Alpes et les Pyrénées, avec leurs sapins et leurs vices, peut-être l'Italie, la Suisse et le Sud de la France étaient-ils aussi féconds en crimes qu'on le prétendait dans ces livres, mais Catherine n'osait pas douter de son propre pays. Vraiment acculée, elle eût cédé sur l'extrême Nord et l'extrême Ouest, mais dans le centre de l'Angleterre, les lois du pays, jointes aux moeurs de l'époque, protégeaient assurément l'existence d'une femme, même si elle était mal aimée. On n'y tolérait point le meurtre, les domestiques n'y étaient point des esclaves et on ne pouvait y trouver, aussi facilement que de la rhubarbe, poisons ou narcotiques chez le premier droguiste venu. Là-bas, vers les Alpes et les Pyrénées, peut-être trouvait-on des êtres moins nuancés. Dans ces régions, en effet, ceux qui n'avaient point la pureté des anges avaient toutes les chances de manifester les dispositions de démons. Ce n'était pas le cas en Angleterre. On notait chez les Anglais, pensait-elle, dans leurs coeurs comme dans leurs usages, un mélange de bien et de mal qui variait selon les individus. Forte de cette certitude, elle ne serait pas étonnée si elle découvrait un jour quelque légère imperfction chez Henry ou Eleanor Tilney. Forte de cette certitude, elle ne devait pas craindre de trouver maintenant des défauts à leur père. Quoiqu'il fût lavé des soupçons injurieux qu'elle rougirait toujours d'avoir nourris à son égard [elle a imaginé qu'il avait assassiné sa femme], elle avait en effet de sérieuses raisons de penser qu'il était loin d'être parfait.