De Bridget Jones à Jane Austen

De Bridget Jones à Jane AustenOn nous rebat les oreilles avec cette pessimiste litanie depuis longtemps : la télévision rongerait, que dis-je, dévorerait à pleines dents le domaine de la culture, en réduisant notamment la lecture à peau de chagrin, au point, dit-on dans les milieux autorisés, que le plateau-télé a définitivement fait du bon roman une antiquité décorative de salon, que personne n'aurait l'idée d'ouvrir. Je m'apprête pourtant à conter une anecdote qui ne va rien moins, ladies and gentlemen, que démentir la prétendue universalité de cette assertion à la dent dure. Pour commencer, je dois avouer m'être rendue coupable d'un répugnant crime de lèse-culture : j'ai regardé et, dois-je confesser, assez apprécié, Le journal de Bridget Jones (en proie d'ailleurs à un vif sentiment d'empathie pour l'héroïne - sentiment dont les lecteurs qui me connaissent, ô combien espiègles et taquins, ne sauront que trop mesurer l'ampleur et se délecter, avec leur coutumière et néanmoins pardonnable cruauté... ) "Guilty, guilty, guilty... Oh, silly Isa" [les fans de Bridget apprécieront au passage l'hommage que constitue ce pastiche anglophone à vocation interludique] wink

Où entre Hugh et Colin un coeur balance

Colin Firth interprétant Mark Darcy dans Bridget JonesIl me fallait vite expier ma faute ; aussi décidai-je sur le champ de regarder les bonus du DVD, et, pour achever de me mortifier, sans les sous-titres. C'est en écoutant une interview d'Helen Fielding, l'auteur du livre dont le film est une adaptation, que j'ai découvert que le synopsis du roman calquait en la modernisant l'intrigue de Pride and Prejudice de Jane Austen et que les personnages du film étaient très directement inspirés de leurs modèles romanesques. Le personnage de Daniel Cleaver, interprété par le so british (et accessoirement so cute) Hugh Grant, emprunte ses traits à l'officier George Wickham, ce séduisant playboy dissimulant sous ses airs amènes la perversité de son âme retorse (je m'emballe), tandis que le hautain Darcy du film reprend le caractère du Darcy du roman, condamné à inspirer l'antipathie aux bonnes gens de Longbourn.

Colin Firth interprétant Darcy dans Pride and PrejudiceCe n'est d'ailleurs pas un hasard si Colin Firth, l'acteur qui incarne l'austère Mark Darcy dans Bridget Jones, était aussi l'acteur qui avait décroché le rôle du fier et ombrageux Darcy dans la saga Pride and Prejudice, diffusée sur la BBC quelques années auparavant - téléfilm qui avait, du reste, déclenché dans les chaumières Outre-Manche une véritable "Darcymania" dont la Toile porte encore les stigmates.

Où Gibert sauve l'auteur de ce billet tout en pillant son compte en banque

La première de couverture de Raison et sentiments de Jane AustenEnchantée par l'intrigue du film, romantique et "guimauveux" à souhait, je me précipitai donc chez Gibert pour acquérir le précieux volume. Evidemment, il me fut impossible de résister à l'achat d'un autre roman de Jane Austen, apparemment dans la même veine et qui a aussi fait l'objet d'une adaptation au cinéma : Raison et Sentiments. Le fait que Hugh Grant se trouve une fois de plus mêlé au casting constitua à mes yeux l'assurance d'un plaisir goûté tant à la lecture du livre qu'à la vision du DVD, dont je projette la proche emplette. Dans la foulée, je glissai dans mon panier un exemplaire de Changement de décor, le premier tome de la trilogie de David Lodge, qui me semblait aussi prometteur que La chute du British Museum, que j'avais bien apprécié l'an passé.

De retour à la maison, je m'adonnai à la lecture effrénée d'Orgueil et préjugés, que je dévorai d'une seule traite, nuitamment, le coeur haut-soulevé dans les moments doucereux, l'estomac noué aux heures de crise, palpitant d'impatience en préméditant l'étreinte finale, évidemment prévisible. Un roman à l'incipit aussi clairvoyant que vitriolé est d'emblée irrésistible :

"C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, et si peu que l'on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu'il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l'esprit de ses voisins qu'ils le considèrent sur le champ comme la propriété légitime de l'une ou l'autre de leurs filles."

Epilogue où le hasard objectif a le beau rôle

La première de couverture de Changement de décor de David LodgeHier soir, soucieuse d'expérimenter la fameuse théorie du teasing appliqué à la littérature, je me fis violence pour ne pas entreprendre de suite la présumée gourmande lecture de Raison et sentiments. C'est bien connu, écrivait Corneille, "le désir s'accroît quand l'effet se recule" (savourez l'authentique kakemphaton, figure de style définie comme un "calembour portant sur deux séquences phonétiques identiques ou voisines, dont l'une est incongrue ou malsonnante.") J'attaquai donc gaillardement et le coeur léger Changement de décor de David Lodge, dont j'escomptais pétillance et croustillance, ces deux mamelles des romans lodgiens, le tout ponctué de crises d'hilarité incontrôlables.

Or donc, mazette, peuchère, figurez-vous que l'un des personnages, Morris Zapp, est un éminent universitaire - jusque-là, rien que de très convenu s'agissant de Lodge - spécialiste de... Jane Austen, passionné par elle au point de prénommer ses rejetons Elizabeth et Darcy ! Breton écrivait dans Nadja que le "hasard objectif" définissait les contours d'un...

"... monde presque défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences (...), des accords plaqués comme au piano, des éclairs qui feraient voir, mais voir, s'ils n'étaient pas encore plus rapides que les autres... Il s'agit des faits qui peuvent être de l'ordre de la constatation pure, mais qui présentent chaque fois toutes les apparences d'un signal."

Saute-Mouton - http://realia.free.fr/sautemouton_avril/newsprt.php?lng=fr&pg=1400 - [Version PDF]