Soirée guimauve
Ma soirée d'hier s'engagea sur un film, It's a wonderful life de Franck Capra, featuring son acteur fétiche, le séduisant James Stewart (n'en doutez plus : je confesse aussi un faible pour Cary Grant et Humphrey Bogart... ) et la non moins séduisante Donna Reed. J'avais acquis le DVD, l'esprit plein de la pétillante comédie Arsenic et vieilles dentelles qui valut à Capra sa renommée, et ne doutais point - ou plutôt comptais que - ce film égalerait l'autre. Quelle méprise ! It's a wonderful life est une réalisation lisse, inodore et sans saveur, dont les allures de Conte de Noël pour enfants ne sont pas seulement imputables au fait que l'histoire s'achève au pied d'un sapin illuminé, un beau soir de réveillon. Une mièvrerie diffuse nappée de bons sentiments ad nauseam, un épilogue caricatural qui ne sacrifie rien à la tradition de la happy end hollywoodienne, le décor pasteurisé et édulcoré d'une petite ville américaine enchanteresse, à en juger par l'excessive (et pour tout dire irréaliste) solidarité prévenante dont font montre ses habitants - bref, si j'ai comme il se doit verser ma petite larme (comprendre : si j'ai tant pleuré que j'en hoquetais de suffocation), je ne saurais dire combien grande fut ma déconvenue.
Une petite anecdote toutefois : à la fin, le bon apôtre George Bailey est sauvé de la banqueroute grâce à l'improbable générosité des habitants de Bedford Falls, mais les 8000 dollars égarés par l'oncle du héros restent entre les mains de l'acariâtre Mr. Potter, qui les a traîtreusement usurpés, et le film passe sous silence le sort de ce dernier, négligeant d'étancher la légitime soif de vengeance du public, qui, au train où allaient les choses, s'attendait comme de juste à recevoir en holocauste l'icône réconfortante de la crucifixion du malfrat, abandonné à la vindicte populaire. Or, il n'en est rien ; Capra relègue Potter à la sinistrôse de son existence de cloporte, omettant de le châtier pour sa mauvaise conduite et de l'envoyer rôtir dans le souffre brûlant de l'Hadès. Révolté par l'insoutenable spectacle de l'impunité du gredin, le public inonda littéralement le réalisateur de missives peu amènes, qui toutes réclamaient réparation, à grands renforts d'invectives. C'est vrai, zut, à la fin, si on a l'audace de livrer un film si navrant de conformisme, encore faut-il en respecter scrupuleusement les codes. J'en conclus donc, avec une parfaite mauvaise foi, que le public consent à marcher dans une intrigue insipide, à l'expresse condition d'être caressé dans le sens du poil, de n'être pas "dérangé" dans ses habitudes (et son "horizon d'attente" n'a certes pas l'exquis raffinement chrétien de celui d'un critique de Télérama
)
Etant d'un naturel optimiste (allégation jetée en pâture à simple titre de transition, car pour le reste sujette à caution), je me consolai dans la perspective qu'offrait ma seconde partie de soirée : j'avais projeté de finir la lecture d'Emma, mon troisième pavé austenien de l'été. Si je dois confesser la mine basse que la déception l'avait emporté sur mon enthousiasme initial à l'endroit de Jane Austen, j'espérais secrètement que les 200 dernières pages du roman rachèteraient la relative médiocrité (au sens étymologique du terme) des 350 premières. Il n'en fut rien. Emma m'a déplu et déçue. Il ne me reste que l'amertume de constater un graduel désenchantement, depuis l'éclat de Pride and Prejudice (que je maintiens) à ce dernier volume bien terne, de sorte que ce n'est pas sans une certaine appréhension que j'envisage la lecture de Persuasion ou de Northanger Abbey...
Casanière attitude
Voici quand même deux extraits d'Emma, dont j'apprécie la teneur, à laquelle je souscris, et que je dédicace sans malice à Deee, puisqu'il y a peu nous nous entretînmes de ce sujet, dans des termes moins bien choisis, mais tout aussi éloquents :
Emma s'aperçut vite que son compagnon n'était pas d'une humeur sereine. L'obligation de s'habiller, de sortir par un temps pareil, l'idée d'être privé d'une soirée en compagnie de ses enfants, représentait pour Mr. Knightley des maux, ou du moins des désagréments qu'il était fort loin de goûter. Il n'attendait de cette visite rien qui pût approcher de près ou de loin le prix qu'il la payait, et il exprima son mécontentement durant tout le trajet de Hartfield au presbytère.
"- Il faut vraiment qu'un homme ait bonne opinion de lui-même pour oser demander à des gens de quitter leur feu et d'affronter un temps pareil pour lui rendre visite, dit-il. Il faut vraiment qu'il se considère comme une compagnie des plus précieuses... Jamais je n'oserais faire une chose pareille ! C'est totalement absurde ! Quand il neige comme aujourd'hui ! Quelle folie d'empêcher ses amis de rester tranquillement chez eux, et quelle folie, d'ailleurs, de ne pas demeurer tranquillement chez soi lorsqu'on en a le loisir ! Nous nous lamenterions si nous étions forcés de sortir par devoir ou par obligation professionnelle et nous voici, vêtus très probablement moins que de coutume, en route, et de notre plein gré, pour la maison d'un étranger. Nous n'avons point la moindre excuse, et nous refusons, en agissant ainsi, d'écouter la voix de la nature qui nous dit clairement, par le biais de chacun de nos sens, de rester chez nous et de nous abriter autant que nous pouvons... Oui, nous voici, en route pour aller passer chez autrui cinq heures sans intérêt, et qu'y dirons-nous ou qu'y entendrons-nous que nous n'ayons entendu ou dit hier soir et ne risquions d'entendre ou de dire demain ? Nous voici, nous aventurant dehors par un temps affreux pour ne revenir que sous des cieux probablement plus hostiles encore !... Quatre chevaux, quatre domestiques, et ils sont sortis pour rien, simplement pour conduire cinq créatures vaines et frissonnantes dans des salles encore plus glaciales et vers une société encore plus ennuyeuse que celles qu'elles eussent trouvé chez elles."
Emma ne se sentait pas la force d'apporter à son beau-père l'enthousiaste approbation qu'il était certainement accoutumé à recevoir ni de rivaliser avec les "très juste, mon amour" dont sa compagne devait habituellement gratifier Mr. John Knightley, mais elle se maîtrisa suffisamment pour se retenir de faire la moindre réponse. Incapable de se soumettre, elle ne voulait cependant pas se montrer agressive et son héroïsme ne pouvait aller au-delà du silence. Elle laissa donc discourir son compagnon, se contentant pour sa part de s'occuper des vitres de la voiture en gardant un mutisme absolu.
Tous les invités se trouvaient au salon lorsque Mr. Weston fit son apparition. IL était rentré chez lui pour un dîner tardif puis s'en était allé aussitôt à Hartfield. Ses intimes s'attendaient trop à son arrivée pour s'en étonner mais tout le monde l'accueillit avec joie, Mr. Woodhouse étant lui-même aussi ravi de le voir qu'il en eût été navré quelques heures plus tôt. Mr. John Knightley seul en resta muet de surprise. Il ne comprenait pas qu'un homme ayant la possibilité de passer tranquillement la soirée chez lui après cette dure journée à Londres pût ressortir et faire un demi-mile dans le seul but de se retrouver chez un étranger au milieu d'une société mêlée qui exigerait de lui mille efforts de politesse jusqu'à des heures indues. Comment cet homme pouvait-il supporter tout ce bruit quand il était debout depuis huit heures du matin et se trouvait à présent libre de se reposer ? Comment pouvait-il encore bavarder, alors qu'il aurait pu se taire après toutes ces heures passées en discussions multiples ? Comment faisait-il pour n'avoir point envie de solitude après n'avoir pas eu de tout le jour une seule minute de tranquillité ? Au lieu de rester paisiblement au coin du feu, cet étrange personnage se précipitait de nouveau vers de mondanités par une nuit glaciale où il était même tombé un peu de neige fondue, et il n'avait point l'excuse d'être venu chercher sa femme pour la ramener plus vite chez lui puisque son arrivée prolongerait la soirée plutôt qu'elle ne l'écourterait... Tout cela était incroyable et Mr. John Knightley en conçut un indicible étonnement.
Sagesses
Pour mettre un terme à ce billet prolixe, encore cet extrait des discours d'Emma, "chienne de garde" avant l'heure :
"- Mais vous serez quand même vieille fille ! C'est tellement affreux !
- Cela n'a aucune importance, Harriet. Je ne serai pas pauvre et c'est le manque d'argent seul qui rend le célibat méprisable aux yeux du monde. Une femme sans revenus suffisants est condamnée à devenir une vieille fille désagréable et ridicule, objet favori des railleries enfantines, alors que riche elle jouirait malgré tout du respect de chacun et serait à même de faire preuve d'autant d'intelligence que la première venue. Il ne faut point se hâter de taxer la société d'injustice ou d'aveuglement sous prétexte qu'elle témoigne de semblable parti pris, car la gêne pécuniaire favorise la mesquinerie et finit par aigrir le caractère. Les êtres qui mènent une existence difficile évoluent obligatoirement dans un cercle réduit et souvent inférieur, et l'on peut s'attendre à trouver en eux des esprits bornés et revêches."
"Revêche" : cette épithète, dont j'use rarement, s'est imposée à moi à la relecture de ce passage et je me promets de la convoquer plus souvent dans mon babil à l'avenir.
Si profonde fût sa détresse, Emma était trop jeune et trop naturellement gaie pour que le retour du jour ne lui apportât pas un soulagement. La fraîcheur et l'aspect souriant du matin font naître dans les jeunes esprits de puissantes analogies et ceux dont le chagrin n'est point assez violent pour leur ôter le sommeil constatent en se réveillant que leur peine s'est adoucie et leur espérance accrue.
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