Toute petite

On nous avait promis de brillants sixièmes. Enfin, tout est relatif, on est dans le 9-3 : disons qu'on nous avait dit que cette année - cuvée exceptionnelle - nos minipouces savaient presque lire et qu'ils ne tarderaient plus à savoir écrire. Or donc néanmoins et pourtant, je constate que je suis l'infortunée prof principale d'une bande de petits fripons, avec un poil baobab dans la main, et qui, la morve au nez (oui, celui-là même que si j'appuie dessus, il en sort du lait) prétendent être califes à la place du calife. Tout se perd, constatai-je déjà avec amertume le jour de la pré-rentrée. L'an dernier, les sixièmes étaient dans leurs petits souliers ce jour-là : pas un qui mouftait. J'en voyais même qui tremblaient ; sans doute certains avaient-ils des crampes d'estomac et les boyaux en vrac ; enfin quoi, c'était le bon vieux temps... Cette année, vautrés sur leur chaise, ils bavardent, négligent leurs devoirs, viennent sans leurs manuels et ne semblent pas le moins du monde intimidés par leur nouvel environnement. A vau-l'eau, que je vous dis !

Aujourd'hui, tandis que je ramassais les punitions distribuées au dernier cours des cinquièmes, Thomas, l'un de ces doux angelots, jette littéralement sur mon bureau un torchon (encore que je ne me sois pas même torché le fondement avec) qu'il a l'audace d'appeler "sa punition" et son carnet de correspondance, en ajoutant, l'oeil goguenard, que "le mot n'est pas signé, j'vous l'dis tout de suite". Ces provocations étant légion en zone-de-prévention-violence, je lui rétorque aussi sec qu'il écope donc légitimement de 2 heures de retenue. Comme la sanction ne fait toutefois sens qu'explicitée lors d'un entretien individuel, j'interpelle mon rebelle à la fin de l'heure, afin de le tancer vertement pour son attitude et, surtout, de tâcher de le convaincre, dans son intérêt, d'adopter profil bas dans mon cours. Emportée dans mon élan, je lui laisse entr'apercevoir de plus sombres perspectives s'il s'obstine dans sa croisade de casseur et ne s'amende pas dès lundi : aussi le menacé-je de convoquer son père dans le bureau du proviseur. Ses yeux s'embuent alors et je ressens la lutte interne à laquelle se livre mon perturbateur de 12 13 ans (il a redoublé) pour surtout, surtout ne pas pleurer devant la prof - parce que, hein, la teu-hon. C'est le moment que je choisis pour évoquer - oh ! coup de grâce - l'éventualité d'une convocation maternelle, en sus. Généralement, les petits ne résistent pas à cette passe, lorsque j'évoque la déception et la peine qu'éprouverait maman, en apprenant que fiston ne se tient pas bien et ne lui fait pas honneur, et blablabla. A ces mots, au contraire, les yeux de mon casseur se sèchent ; ses larmes naissantes se tarissent. Etonnant, me dis-je en moi-même, tandis que j'achève mon laïus - même que j'aurais pissé dans un violon, etc.

A la récréation, curieuse d'en apprendre davantage sur les états de service de mon bonhomme, je m'enquiers auprès de Milie, ma collègue d'histoire, qui le connaît pour l'avoir étrenné dans ses cours l'an dernier. Comme je lui confie la réaction émue du petit, elle me répond : "Bah ça m'étonne pas : son père est mort ; quant à sa mère, elle est sous cachetons."

Il y a des jours où je me sens petite, toute petite petite.

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