Le traumatisme de la dictée
J'ai toujours aimé les dictées. Au collège, j'avais été sélectionnée pour participer aux Championnats d'orthographe, sous l'égide de Bernard Pivot. J'avais gagné un prix, lors des finales départementales ; je devais être bien classée, mais je ne me souviens plus précisément. Du moins cela m'avait-il valu un ticket d'entrée aux Championnats nationaux, où j'échouai, aux sens propre et figuré, comme de bien entendu.
La dictée de Messaouda
Ce soir, en corrigeant les dictées de mes élèves de 6ème, je suis prise d'un profond sentiment de découragement, lorsque je découvre, sous la plume de Messaouda, ceci :
Vere le 10 oûte, les vacanse fure intérempu, pendant tout une aprés-midi, par un orage, qui angendra, comme cétais a crindre, une Dictée.
L'oncle Jules, dans un fouteuil près de la porte vitré, liser un journal. Paul, accroupi dans un croin sombre, jouer toucel au domino, cet-à-dire qu'il les plaçer bout a bou, au hasard, aprè bien des refection et des soliloc. Ma mère cousais prais de la fenêtre. Mon père, assi devant la table, tout en dégusant un canif sur une pierre noir, liser a aute voix, en répétant deux ou trois fois chaque phrase, une histoire incomprehénsib.
Inutile de dire qu'elle a eu 00/20... S'il n'y avait qu'elle, je ne serais pas inquiète, mais le fait est que les 2/3 de la classe ont obtenu la même bulle, tandis que le tiers restant se partage des notes allant de 05 à 20 - manifestement, un cerveau s'est glissé par erreur dans la classe.
On pourrait objecter la difficulté de certains mots, comme "soliloques", "aiguiser" ou "engendrer". C'est vrai. Mais cette dictée n'était pas improvisée ; nous l'avions préparée en classe. J'avais expliqué les mots suivants que les élèves avaient recopiés et qu'ils étaient supposés apprendre : une après-midi, tous les gens, toute une après-midi, elle fut interrompue, il engendra, craindre, une dictée, un fauteuil, accroupi, jouer aux dominos, c'est-à-dire, il plaçait, bout à bout, au hasard, des réflexions, des soliloques, elle cousait, être assis, en aiguisant, un canif, incompréhensible. Nous avions également travaillé sur les homophones prêt / près, c'était / s'était, a / à, ou / où.
Diagnostiquer les problèmes
En corrigeant ces copies, je me sens désarmée et dois néanmoins mettre en place une "remédiation" aux problèmes, connexes, qui se superposent et se nourrissent les uns les autres : Une dyslexie galopante - J'ai téléchargé sur Internet des tests utilisés par des orthophonistes et y ai soumis les élèves. La moitié de la classe a obtenu des résultats inquiétants ; certains élèves - dont Messaouda - sont incapables de discriminer les sons, qu'ils brassent donc allègrement - ô ravages des méthodes globale et semi-globale ! Or les séances chez l'orthophoniste sont trop coûteuses pour les familles, sans emploi, sans ressources ou quasi. Aucune suite ne sera donnée au rendez-vous chez l'orthophoniste que j'ai conseillé depuis la rentrée à nombre de familles.
Livrés à eux-mêmes - Le soir, quand ils rentrent de l'école, les élèves regardent la télé dans le meilleur des cas et dans le pire, ils traînent, désoeuvrés, dans "le quartier", en compagnie de la crème locale en matière de délinquance juvénile. Les devoirs sont, au mieux, bâclés, au pire, négligés. Les mots de la dictée, étudiés, expliqués, recopiés en classe, sont tout bonnement restés enfouis dans le classeur de français. D'ailleurs, la feuille de cours aura probablement été rangée dans la mauvaise partie du classeur... parce que nos élèves n'ont aucune méthode et que nos cours de méthodologie s'avèrent inopérants, après plusieurs années de mauvaises habitudes. Les seuls élèves qui ont un tant soit peu aéré la préparation de la dictée, en la relisant vaguement pendant la récréation, sont naturellement ceux qui en avaient le moins besoin.
Primo-arrivants et ex-NF - Toutes ces difficultés sont aggravées pour les anciens non-francophones et pour les élèves qui ne parlent pas français à la maison, parce que leur famille s'y refuse ou ne sait pas.
"Remédier" comme ils disent
Dès lors, quelles solutions mettre en oeuvre ? Les programmes en ont trouvé une assez confortable bien qu'expéditive, en bannissant pour ainsi dire l'exercice de la dictée de la pratique recommandée, parce que la dictée serait vécue par les élèves comme un exercice vexatoire et humiliant.
On ne m'empêchera néanmoins pas de penser qu'une dictée préparée, travaillée en classe, est une pratique enrichissante et que la maîtrise de la langue passe aussi par cet exercice qui a formé des générations d'individus, Marcel Pagnol y compris - le texte cité plus haut étant un extrait de La gloire de mon père...
Puisque travailler les règles de grammaire et copier les mots difficiles ne suffit pas, je vais désormais m'en remettre à la pratique de l'auto-dictée : nous préparerons ensemble la dictée en classe, en copiant les mots difficiles, en revoyant les règles d'accord, de conjugaison, les homophones. Ensuite, je distribuerai une copie de la dictée, car les élèves ne savent pas recopier sans faire de fautes (la moyenne de la classe pour un exercice de copie est de 04,5/10... ) A charge pour eux de l'apprendre par coeur et de la restituer par écrit. Je puis pourtant parier que la moyenne de la classe sera inférieure encore, parce que... ils n'apprendront pas ce texte.
Saute-Mouton - http://realia.free.fr/sautemouton_avril/newsprt.php?lng=fr&pg=1779 - [Version PDF]