La grammaire est une chanson douce
Je prépare aujourd'hui un cours de 6ème consacré à l'étude des expansions du nom. Pour mieux faire passer la pilule des adjectifs qualificatifs, propositions subordonnées relatives et autres compléments du nom, je me rue sur La grammaire est une chanson douce d'Erik Orsenna : l'histoire de "l'usine la plus nécessaire du monde", l'usine à faire des phrases, avec sa cage de noms, sa volière d'adjectifs et ses distributeurs de prépositions ou d'articles, me sera d'un grand secours ! En relisant ce délicieux roman, je tombe sur un passage irrésistiblement accusateur dans lequel Orsenna égratigne pêle-mêle l'Université, l'IUFM et les programmes de l'Education Nationale, cette vaste fumisterie.
Jeanne, la narratrice, est une fillette de sixième qui a oublié tous les mots et doit réapprendre à parler. Echouée sur une île, elle a été recueillie par Monsieur Henri. Elle est alors envoyée à "la Sècherie" :
Dans le couloir, une voix.
Une voix d'avant le naufrage.
Une voix que je reconnaissais entre toutes.
"L'analyse du dialogue entre le loup et l'agneau montre un nom-respect du modèle prototypique : aucune séquence phatique d'ouverture et de fermeture."
Je me bouchai les oreilles, mais la voix se glissait entre mes doigts, comme un serpent glacé.
"Les prémisses-présupposés ne jouent aucun rôle dans l'argumentation éristique choisie par le loup."
Impossible de m'enfuir, le gendarme me tenait par l'épaule.
- Voilà, me dit-il. Nous sommes arrivés. C'est la porte de ta classe. A ce soir.
***
Des vieux. Alignés comme à l'école sur des chaises et derrière des tables, mais rien que des vieux. Et aussi des vieilles. Je m'entends : pas tout à fait vieux, pas tout à fait vieilles, autour de trente à quarante ans, pour moi, c'est le grand âge !
Et Madame Jargonos me souriait :
- Bienvenue, ma petite. Bienvenue dans notre stage. Tu te rends compte de ta chance ? Rien que des professeurs. Autant dire que tu vas réapprendre vite à parler !
J'avais compris : une classe entière professeurs. Ils suivaient l'une de ces fameuses cures de soins pédagogiques.
Pauvres professeurs !
Ils me regardaient d'un air désolé. Un grand brun me montra une chaise libre près de lui.
Et Madame Jargonos reprit sa leçon. Sa chanson incompréhensible.
- Par le "on me l'a dit" du vers 26, l'édifice dialectique achève de s'effondrer pour que l'emporte la seule sophistique du loup. Passons maintenant à la fin de la fable :
Là-dessus au fond des forêts (27)
Le loup l'emporte et puis le mange, (28)
Sans autre forme de procès. (29)
Les vers 27 à 29 sont constitués par deux propositions narratives qui ont pour agent S2 (le loup) et pour patient S1 (l'agneau), les prédicats emporter/manger étant complétés par une localisation spatiale (forêts). Dans cette phrase narrative finale, le manque (faim de S2), introduit dès le début comme déclencheur-complication, se trouve elliptiquement résolu. Vous avez des questions ?
***
Je suis restée deux semaines dans la Sècherie.
Comment appeler autrement notre institut pédagogique ?
Le matin, on nous apprenait à découper la langue française en morceaux. Et l'après-midi, on nous apprenait à dessécher ces morceaux découpés le matin, à leur retirer tout le sang, tout le suc, les muscles et la chair.
Le soir, il ne restait plus d'elle que des lambeaux racornis, de vieux filets de poisson calcinés dont même les oiseaux ne voulaient pas tant ils étaient plats, durs et noirâtres.
Alors, Madame Jargonos était satisfaite. Elle trinquait avec ses adjoints.
- Je suis fière de vous. Notre travail avance comme il faut. Demain, nous dissèquerons Racine et après-demain Molière...
Pauvre langue française ! Comment la faire évader de ce traquenard ?
Et pauvres profs !
La date du contrôle approchait. L'épreuve qu'ils redoutaient le plus était "le glossaire", une liste de mots imposée par le ministère, avec des définitions terribles. Pour l'apprendre, ils travaillaient tout le jour et même la nuit, après l'extinction des feux. Dans le noir, de ma petite chambre dont la fenêtre donnait sur leur dortoir, j'entendais des voix basses, des chuchotements qui récitaient :
"Apposition : cette fonction exprime la relation entre le mot (ou groupe de mots) apposé et le mot auquel il est mis en apposition, relation identique, pour le sens, à celle qui lie l'attribut et le terme auquel il renvoie, mais différente du point de vue syntaxique, car elle n'est pas établie par le verbe." (Programmes et accompagnement de Français, classe de 6e, p. 55, ministère de l'Education Nationale, de la Recherche et de la Technologie, Paris, 1999)
"Valeur des temps : les formes verbales présentent le procès de façons différentes, suivant l'aspect et suivant la relation qui existe ou non, dans l'énoncé, avec la situation d'énonciation. Ce sont ces présentations que l'on appelle valeurs." (ibid.)
Certains, qui ne parvenaient pas à se mettre tout en mémoire, allumaient une lampe de poche. Ils juraient, ils pestaient. Ils pleuraient presque en lisant le charabia : "Une approche cohérente des genres veille donc à faire comparer leurs manifestations dans le quotidien et leurs réalisations littéraires, dans une perspective de poétique générale..." (ibid.)
Malheureux profs perdus dans la nuit !
J'aurais bien voulu leur venir en aide. Après tout, ce "glossaire" avait été fabriqué pour moi, élève de sixième. Mais était-ce ma faute si je n'y comprenais rien ?
Saute-Mouton - http://realia.free.fr/sautemouton_avril/newsprt.php?lng=fr&pg=2062 - [Version PDF]